Alors que les tensions autour du Nil et de la mer Rouge s’intensifient, l’Égypte déploie une politique étrangère audacieuse dans la Corne de l’Afrique. Le président Abdel Fattah al-Sissi s’appuie sur une série d’accords stratégiques avec l’Érythrée, le Soudan, la Somalie et désormais Djibouti, pour contrer l’influence grandissante de l’Éthiopie. Cette diplomatie d’encerclement s’inscrit dans une logique géopolitique claire : protéger les intérêts vitaux de l’Égypte et rééquilibrer les rapports de force dans une région en recomposition.
Le barrage de la discorde
Le point de friction majeur reste le Grand Barrage de la Renaissance (GERD), colossal projet hydroélectrique lancé par l’Éthiopie sur le Nil Bleu. Ce barrage représente pour Addis-Abeba un symbole d’émancipation énergétique, mais pour Le Caire, il incarne une menace directe. L’Égypte, dont 90 % des ressources en eau proviennent du Nil, craint une réduction significative de son quota hydrique historique. Malgré des années de médiation internationale, aucun accord juridiquement contraignant sur le remplissage du barrage n’a été conclu. Cette impasse a ravivé des rivalités régionales et accéléré les manœuvres diplomatiques de l’Égypte.

Des alliances sur tous les fronts
Djibouti : la porte stratégique de la mer Rouge
Fin avril 2025, le président égyptien s’est rendu à Djibouti où il a scellé une série d’accords économiques et énergétiques avec son homologue Ismaïl Omar Guelleh. Ce rapprochement inclut la création d’un centre logistique égyptien, des projets d’énergies renouvelables, et une coopération militaire renforcée. Djibouti, situé à l’embouchure du Bab el-Mandeb, est un point névralgique du commerce maritime mondial et un levier essentiel dans toute stratégie d’encerclement de l’Éthiopie.
Érythrée : une alliance de sécurité
L’Égypte entretient depuis plusieurs années des relations étroites avec le président érythréen Isaias Afwerki. Ce partenariat discret mais solide repose sur des intérêts sécuritaires communs, en particulier la surveillance de la mer Rouge et le contrôle des réseaux d’influence éthiopiens dans la région. Asmara, qui partage une frontière disputée avec l’Éthiopie, sert d’allié naturel au Caire dans son entreprise de pression stratégique.
Soudan : un partenaire historique réactivé
Depuis la chute d’Omar el-Béchir, l’Égypte a multiplié les efforts pour rester un acteur clé au Soudan, en soutenant les militaires dans la transition post-coup d’État. Les deux pays partagent des préoccupations similaires vis-à-vis du GERD. Le Caire renforce sa présence militaire à la frontière éthiopienne et coopère avec Khartoum sur des projets d’infrastructure et de sécurité. La question du territoire contesté d’el-Fashaga, entre le Soudan et l’Éthiopie, ajoute une couche de tension que l’Égypte exploite habilement.Somalie : l’ultime pièce du puzzle
Dernier volet en date : l’Égypte se rapproche activement du gouvernement somalien, dans un contexte où Mogadiscio cherche des alliés face aux ambitions maritimes de l’Éthiopie. En janvier 2024, un mémorandum d’entente avait été signé entre l’Éthiopie et le Somaliland, semi-autonome, pour permettre à Addis-Abeba un accès à la mer. Cette initiative, jugée illégale par la Somalie, a suscité une réaction diplomatique immédiate du Caire. L’Égypte a exprimé un soutien ferme à l’intégrité territoriale somalienne et proposé une coopération militaire et logistique. Cette entente consolide le front maritime égyptien contre toute extension d’influence éthiopienne vers la mer Rouge.

Les objectifs du Caire : une lecture stratégique
Cette politique d’encerclement repose sur plusieurs objectifs stratégiques :
- Préserver l’accès aux eaux du Nil, en créant un consensus régional contre les démarches unilatérales de l’Éthiopie.
- Restreindre l’accès de l’Éthiopie à la mer, en s’alliant avec les États côtiers (Djibouti, Érythrée, Somalie) pour bloquer tout débouché maritime alternatif.
- Renforcer la présence égyptienne en mer Rouge, voie maritime essentielle pour le commerce international et pour la sécurité énergétique de l’Égypte.
- Exercer une pression multiforme (économique, diplomatique, militaire) pour forcer Addis-Abeba à revenir à la table des négociations dans un cadre plus contraignant.
L’alignement progressif de ces alliances autour de l’Éthiopie ne manque pas d’inquiéter Addis-Abeba, qui dénonce une politique d’isolement orchestrée. Cette dynamique géopolitique accroît la fragmentation de la Corne de l’Afrique, où chaque puissance régionale tente de redéfinir ses marges d’influence à travers des accords militaires, des coopérations économiques ou des interventions indirectes.
Vers une guerre froide de la Corne de l’Afrique ?
Loin de se limiter à une rivalité hydrique, la confrontation entre l’Égypte et l’Éthiopie cristallise des enjeux plus larges : compétition pour l’hégémonie régionale, sécurisation des routes maritimes, et nouvelles logiques de blocs. Dans ce jeu complexe, l’Égypte semble avoir pris une longueur d’avance diplomatique. Reste à savoir si cette stratégie pourra aboutir à une solution négociée ou si elle précipitera au contraire une dangereuse polarisation du continent.