
Un projet mort-né… ou plutôt enterré vif
C’était une annonce ambitieuse, symbolique, presque solennelle : le 29 décembre dernier, lors d’une conférence tenue en marge du 2ᵉ Festival de Tadjourah, le Premier ministre djiboutien Abdoulkader Kamil Mohamed déclarait que son pays engagerait la procédure d’inscription de la Madqa Afar – un système de droit coutumier ancestral – sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO. Pourtant, derrière les fanfares officielles, les fondations du projet s’effritaient déjà. Car ce processus, qui devait rassembler les peuples et valoriser leur héritage commun, a très tôt été entravé par les jeux d’influence, les calculs politiciens et une exécution bâclée. Aujourd’hui, il apparaît de plus en plus clair que l’initiative était condamnée dès sa naissance.
Un projet porté à contrecœur
Selon des sources proches du dossier, la ministre djiboutienne de la Culture, Hibo Moumin Assoweh, aurait rejoint le projet sans conviction. Elle s’y serait engagée uniquement par loyauté envers le Premier ministre, mais aurait toujours été opposée à ce que la Madqa soit inscrite sur la liste de l’UNESCO. De leur côté, les membres de la primature, tout en se constituant en comité de supervision, auraient vu dans ce projet une opportunité stratégique, notamment en vue des échéances électorales de 2026. Ce mélange de réticence ministérielle et d’ambitions politiques aurait précipité l’échec.
Absences significatives et défiance des autorités traditionnelles
Le jour de l’annonce, un fait marquant a retenu l’attention : l’absence remarquée de Houmed Barkat Siraj, chef du Migliss, l’une des plus hautes autorités coutumières afar. Ce dernier reprochait à la ministre de la Culture d’avoir auparavant retiré la Madqa de la liste des éléments à inscrire, mais aussi son manque d’écoute et de considération pour la culture afar. Aucun représentant indépendant ou expert extérieur n’avait été convié, signe d’un processus excluant.
Unilatéralisme diplomatique
Le projet a aussi été lancé de manière unilatérale. La Madqa étant une tradition transfrontalière, sa reconnaissance par l’UNESCO implique une candidature multinationale incluant Djibouti, l’Éthiopie et l’Érythrée. L’UNESCO préconise d’ailleurs un classement concerté, avec un accord sur le pays porteur principal. Or, en s’arrogeant le leadership du projet, la partie djiboutienne a ignoré cette directive et a froissé ses partenaires potentiels. La lettre envoyée au gouvernement éthiopien – mal adressée, rédigée dans un anglais approximatif et envoyée à un ministère inexistant – témoigne de cette approche maladroite.
Une mise en scène sans fondement
Début février, un comité de supervision et de coordination a été institué par note du Premier ministre. Il comprenait essentiellement des personnalités politiques, à l’exception de deux membres. Son président, Naguib Abdallah Mohamed Kamil, fut chargé de constituer la commission technique. Ce dernier confia la coordination à Dr Chehem Mohamed Watta, qui s’entoura d’un groupe de jeunes collaborateurs sans expérience dans le domaine du patrimoine culturel.
La mission de terrain qui s’ensuivit – des visites éclairs à Tadjourah, Obock et Dikhil – n’avait rien de méthodique. À Tadjourah, Houmed Barkat Siraj exprima ouvertement son mécontentement face à l’exclusion du Migliss. L’échange tourna à la confrontation, révélant les tensions croissantes entre le comité et les représentants locaux.
Consentement tronqué, critères ignorés
La commission technique collecta une vingtaine de lettres de consentement, un chiffre très faible comparé aux quelque 600 soutiens réunis pour la candidature du Xeer Cisse. À Tadjourah, figure hautement symbolique, Houmed Barkat ne fut même pas sollicité. Le critère R.4 de l’UNESCO – relatif à la participation libre, préalable et éclairée des communautés concernées – n’a pas été respecté. Aucune réunion communautaire digne de ce nom n’a eu lieu, et les documents remis à l’UNESCO se basaient sur des sources rares, sans véritable recherche documentaire ni validation académique.
Le camouflet éthiopien
Un mois et demi après l’envoi de sa lettre restée lettre morte, Hibo Moumin Assoweh profita d’un déplacement officiel en Éthiopie, en mars 2025, pour rencontrer son homologue et le directeur général de l’autorité éthiopienne du patrimoine. Venue avec son dossier, elle sollicita une lettre de consentement. On lui rappela que toute décision relative à la Madqa nécessitait la consultation des autorités de la région Afar. En clair : le refus était net.
Un dossier transmis pour la forme
De retour à Djibouti, la ministre transmit, le 31 mars, un dossier incomplet, dont elle savait qu’il serait rejeté. Deux jours plus tôt, elle avait clairement déclaré à son équipe qu’elle « s’attendait à ce que le dossier soit rejeté ». À ses proches, elle aurait même qualifié le dossier de « nul », n’ayant accepté de le transmettre que pour se libérer de la pression exercée par la primature.
Une candidature sacrifiée sur l’autel du cynisme
La sauvegarde du patrimoine culturel immatériel suppose écoute, inclusion, rigueur. Ici, on a eu droit à l’inverse : opacité, improvisation, duplicité. La Madqa Afar, au lieu d’être portée par ses gardiens, a été instrumentalisée par des mains étrangères à son esprit. Reste une question, brûlante : combien de sabotages faudra-t-il encore pour qu’on cesse de prendre le patrimoine pour un outil de communication politique ?