
Dans l’aridité du sud-ouest djiboutien, une entreprise d’annexion territoriale se déroule à bas bruit, loin des projecteurs médiatiques. À Bakéré, localité fertile de la région de Dikhil historiquement fréquentée par les nomades afars, l’État djiboutien a récemment installé près d’un millier de familles somaliennes venues d’Éthiopie. Officiellement, il s’agit de réfugiés fuyant les violences interethniques. Officieusement, cette implantation serait le maillon d’une stratégie bien rodée : renforcer l’emprise de la communauté issa sur des terres afars, au mépris des équilibres historiques.
Une implantation soignée, un déséquilibre choquant
À Bakéré, tout semble avoir été pensé pour offrir aux nouveaux arrivants les conditions d’un enracinement durable : accès permanent à l’eau potable, alimentation, soins de santé, logements, électricité. Le contraste avec les villages afars voisins, notamment As-Eyla — pourtant chef-lieu de la sous-préfecture — est saisissant. Là-bas, la population vit sans infrastructures, sans eau courante, sans électricité, dans une précarité que les autorités ignorent sciemment.
Pour les habitants de la région, cette différence de traitement n’est pas anodine. Elle trahit une volonté politique claire : favoriser l’implantation de familles issas dans une zone fertile et stratégique, historiquement pastorale, en marginalisant progressivement les populations afars. Un déséquilibre assumé, aux airs de colonisation interne.
Une militarisation des pâturages
Autrefois, les vastes plaines de Bakéré étaient les terres de transhumance des éleveurs afars, qui y menaient leurs troupeaux pendant les saisons sèches. Aujourd’hui, ces pâturages leur sont interdits. L’armée, déployée dans la zone, empêche l’accès aux espaces désormais occupés par les nouveaux colons. Des nomades qui s’y aventurent sont intimidés, refoulés, parfois arrêtés. L’accès à leur propre terre est devenu un délit.
Ce verrouillage militaire de la zone alimente un sentiment d’humiliation profonde au sein des communautés locales, qui voient leurs droits ancestraux bafoués au profit d’une stratégie d’accaparement planifiée.

Le jeu trouble du ministre Mohamed Abdoulkader Moussa
Derrière cette opération se profile la figure controversée de Mohamed Abdoulkader Moussa, ministre issu de la région de Dikhil. Pour préserver ses privilèges au sein du régime, il serait devenu l’un des rouages clés de cette politique de dépossession. À As-Eyla, nombreux sont ceux qui l’accusent de manipuler les rivalités tribales pour diviser les Afars, affaiblir toute contestation, et faire taire les voix critiques.
Des jeunes militants qui ont osé dénoncer l’occupation des terres de Bakéré ou protester contre l’injustice ont été emprisonnés sur ordre du ministre, selon plusieurs témoignages recueillis sur place. La répression est ciblée, sélective, implacable. « Il sacrifie sa propre communauté pour s’assurer une place au gouvernement », dénonce un ancien élu local sous couvert d’anonymat.
Une stratégie d’effacement
Ce qui se joue à Bakéré n’est ni accidentel ni humanitaire. C’est une stratégie de remodelage ethno-territorial, pensée sur le long terme. En modifiant la démographie locale, le régime s’assure un contrôle politique plus étendu, prépare la mainmise sur les ressources, et marginalise encore davantage les populations afars déjà reléguées aux marges du pouvoir.
Bakéré est en passe de devenir le symbole d’un effacement identitaire organisé, d’une dépossession froide rendue possible par un appareil d’État tout entier tourné vers le maintien de l’hégémonie issa. Et pendant que cette reconfiguration se poursuit, les partenaires internationaux de Djibouti – trop occupés à défendre leurs intérêts stratégiques dans la Corne de l’Afrique – détournent pudiquement le regard.