Asmara sous pression : les Afars, nouveau levier dans l’affrontement régional

Parmi les nombreux foyers de tension qui agitent la Corne de l’Afrique, un nouveau front semble émerger, porté par une frange marginalisée mais stratégique de la région : les Afars. L’Eritrean Afar National Congress (EANC), groupe d’opposition fondé en 2014 au sein de la diaspora, a récemment annoncé son intention de prendre les armes contre le régime du président érythréen Isaias Afwerki. Une décision lourde de conséquences dans un contexte géopolitique déjà fragile.

Du militantisme en exil à la mobilisation armée

Depuis sa création en Suède, le EANC s’était principalement concentré sur le plaidoyer international et la dénonciation des violations des droits des Afars en Érythrée. Ces derniers, vivant dans une région côtière stratégique bordant la mer Rouge, ont été accusés de subir marginalisation, déplacements forcés et répression politique de la part d’un régime considéré comme l’un des plus autoritaires au monde.

Mais à la faveur d’une ouverture du régime éthiopien, le mouvement semble aujourd’hui amorcer un virage opérationnel : il a récemment installé un bureau à Semera, capitale de la région Afar éthiopienne, et envisage une extension de ses activités à Addis-Abeba. Selon Ali Mohammed Omer, porte-parole du EANC, ce retour dans la région marque le passage d’un activisme en diaspora à une présence organisée sur le terrain, rendue possible par une forme de tolérance, voire de soutien tacite de l’État éthiopien.

Le soutien discret de l’Éthiopie : calcul ou stratégie ?

Ce revirement ne saurait être interprété comme un simple geste de bienveillance. Depuis les déclarations controversées du Premier ministre Abiy Ahmed en octobre 2023, évoquant la nécessité pour l’Éthiopie d’un accès souverain à la mer Rouge, les relations entre Addis-Abeba et Asmara se sont dégradées. Dans ce contexte, soutenir ou héberger des groupes armés opposés au régime érythréen devient un levier stratégique.

Ce jeu d’alliances informelles n’est pas nouveau dans la région, où la realpolitik l’emporte souvent sur les solidarités ethniques ou idéologiques. En permettant au EANC de s’implanter à Semera, Addis-Abeba semble vouloir saper l’influence d’Asmara, tout en affirmant sa prééminence dans la région afar.

Vers un front unifié de la dissidence afar ?

Le EANC ne serait pas seul dans ce combat. Il aurait entamé des discussions avec d’autres groupes d’opposition érythréens, notamment la Brigade Nhamedu, également déterminée à renverser le régime en place. Le RSADO (Red Sea Afar Democratic Organization), groupe armé basé en Éthiopie depuis des années, a quant à lui tenu une conférence publique à Semera le 13 juillet, réaffirmant son engagement dans la lutte contre le Front populaire pour la démocratie et la justice (PFDJ), le parti unique au pouvoir à Asmara.

L’idée d’un front afar unifié, réunissant les deux factions (EANC et RSADO) hostiles au pouvoir érythréen, semble donc se concrétiser. Cette perspective pourrait renforcer la résistance militaire, mais aussi internationaliser le conflit afar, au cœur de trois États souverains : l’Érythrée, l’Éthiopie et Djibouti.

Les Afars, otages d’un bras de fer régional

La dimension ethno-géopolitique du conflit est incontournable. Les Afars, peuple nomade historiquement marginalisé, se retrouvent malgré eux au cœur d’un bras de fer entre États rivaux. Les tensions frontalières, les ambitions maritimes de l’Éthiopie, la militarisation du régime érythréen et la stabilité fragile de Djibouti forment un cocktail explosif.

Des mouvements de troupes érythréennes auraient été observés près de la frontière de Bure, selon le EANC, laissant craindre une nouvelle escalade militaire.

Dans ce contexte, la revendication afar d’un droit à l’autodétermination, exprimée par plusieurs groupes d’opposition, dépasse le simple cadre identitaire. Elle devient une variable gênante dans les équilibres régionaux : utile à court terme pour certains États, comme l’Éthiopie, dans leurs rapports de force avec l’Érythrée, mais perçue comme menaçante dès lors qu’elle interroge l’ordre territorial établi. Car dans la région, peu de capitales sont disposées à reconnaître des droits collectifs — qu’il s’agisse d’autonomie politique, de souveraineté locale ou de gouvernance propre à une population spécifique.

La montée en puissance des mouvements afar armés ajoute une nouvelle strate aux tensions chroniques de la région. Entre rivalités interétatiques, autoritarismes enracinés et résistances ethno-politiques, le risque de voir s’ouvrir un nouveau front insurrectionnel durable est bien réel. Mais il serait trompeur de lire cette dynamique uniquement comme un symptôme de chaos.

Elle exprime aussi, en creux, l’échec historique des États à intégrer équitablement les populations afars dans le contrat national. Dans ce jeu d’échecs géopolitique, les civils — afar en première ligne — risquent d’être les premières victimes. Pourtant, reconnaître enfin la légitimité de leurs aspirations politiques pourrait être, non pas une menace à contenir, mais une clé pour une stabilité plus juste dans une Corne de l’Afrique trop longtemps figée dans la logique du déni.

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