Quand les structures régionales de paix échouent à protéger les Afars

Dans l’ombre d’une paix affichée, la violence se répète
Dans la plaine semi-aride de Gobaad, au sud-ouest de Djibouti, les apparences de stabilité masquent une réalité plus sombre. Cette région, traditionnellement parcourue par les communautés pastorales afars, est depuis plusieurs années le théâtre de violences graves : assassinats de jeunes bergers, incendies de campements, agressions sexuelles sur des femmes nomades.
Ces exactions, documentées par des organisations comme la Ligue Djiboutienne des Droits Humains (LDDH), se déroulent dans un climat d’impunité totale. Plusieurs témoignages rapportent que les auteurs présumés agissent parfois sous la protection implicite, voire explicite, des forces de sécurité nationales.
Des mécanismes régionaux absents ou dévoyés
Face à ces violences, les mécanismes régionaux censés prévenir les conflits communautaires brillent par leur silence. Le CEWARN (Conflict Early Warning and Response Mechanism), mis en place par l’Autorité Intergouvernementale pour le Développement (IGAD), est pourtant chargé d’anticiper et de gérer les tensions intercommunautaires. Mais à Gobaad, sa présence est à peine perceptible, et son efficacité largement remise en question.
Pire encore, certaines voix locales accusent ces structures de servir de paravent politique. Leur rôle sur le terrain serait instrumentalisé pour renforcer la présence de la communauté issa, historiquement dominante dans les sphères de pouvoir djiboutiennes, au détriment des Afars autochtones.
Une région stratégique au cœur d’un déséquilibre démographique
La plaine de Gobaad n’est pas seulement une terre pastorale. Elle est aussi une zone stratégique : carrefour de mobilités transfrontalières, interface entre Djibouti et l’Éthiopie, et point névralgique pour les dynamiques migratoires.
Depuis cinq ans, les implantations permanentes de familles issas s’y multiplient. Des puits, pistes et campements en dur émergent progressivement, transformant la région. Ce qui était autrefois un espace de partage pastoral devient un terrain de conquête territoriale, selon plusieurs observateurs locaux. La présence accrue de l’armée et des forces de sécurité, souvent accusées de partialité, renforce ce sentiment d’exclusion des Afars.
Pire encore, les populations locales n’ont désormais plus aucun recours interne : elles ne sont plus représentées ni au Conseil régional, ni à la préfecture, ni au sein des forces militaires, de la police, ou du corps médical. Tous ces postes sont désormais occupés par des Issas. Cela démontre la nature profondément tribale, de la « confiance institutionnelle » accordée à ce projet, qui vise de facto à effacer la présence des Afars sur leurs terres ancestrales, dans le sud du pays.
Une présence pourtant millénaire, historiquement gouvernée par un sultan afar dans la région de Gobaad, et qui aujourd’hui, fait face à une marginalisation silencieuse mais systémique.
Des chiffres en contradiction avec la réalité perçue
Selon les données officielles (INSTAD), la population de la région de Dikhil serait passée de 88 948 en 2009 à 66 196 en 2024. Ces chiffres soulèvent de fortes suspicions : plusieurs acteurs locaux et experts dénoncent une sous-estimation délibérée, qui permettrait de justifier une politique de peuplement ciblée.
Le Conseil régional lui-même évoque une population réelle autour de 60 000 habitants, un chiffre qui, s’il confirme une baisse, ne justifie pas l’ampleur des installations observées sur le terrain. Le contraste entre la démographie officielle et la dynamique visible alimente les soupçons de manipulation politique.

Carte des vagues de peuplement issa
L’analyse cartographique confirme les dynamiques d’installation progressive. Les vagues de peuplement issa dans la plaine de Gobaad peuvent être résumées comme suit :
- 1982 Famine en Éthiopie : Afars et Issas éthiopiens sont accueillis dans le village de As-Eyla. Après quelques années, les Afars sont renvoyés, tandis que les Issas obtiennent la nationalité djiboutienne.
- Début des années 2006: Première vague d’implantation permanente dans des localités telles que Shekayto, Bondara et Sankal.
- À partir de 2013: Extension du peuplement à la périphérie de la ville de Dikhil, notamment dans les quartiers de Xaaqimo, Abu Youssouf, et enfin Bakereh, site du très controversé projet de l’IGAD (points rouges sur la carte), accusé par de nombreuses voix afar d’institutionnaliser le déséquilibre territorial.
Cette transformation lente mais profonde du paysage n’est pas le fruit du hasard. Elle s’inscrit dans une stratégie de reconfiguration démographique, que l’on comparent à une colonisation intérieure, rendue possible par l’inaction des institutions régionales.

Colonisation violente : attaques, viols impunis, répression de la jeunesse
À cela s’ajoutent des attaques ciblées menées par des colons, souvent identifiés comme milices somali‑Issas, contre les populations afares autochtones. Des cas récents attestent de la gravité de cette violence :
- Les plus récentes attaques meurtrières : En mars 2023, des miliciens somali‑Issas lourdement armés, selon des sources de l’ARDHD, ont tué un jeune berger afar, Ahmed Abdo Aden, près de Saadli. Ils portaient des FAMAS, paramètres propres à l’armée, révélant un soutien institutionnel implicite Ardhd. 7 aout 2025 Hammadou Loita une autre victime, est tué.
- Violences et pillages : Des villages afar ont été vandalisés, pillés ou incendiés, tandis que la police, loin de protéger, s’est parfois rangée du côté des assaillants, menaçant civils et enfants Ardhd.
- Impunité totale : Aucune enquête sérieuse n’a été ouverte. Ces violences restent impunies, liquidant toute justice locale.

Lors du soulèvement de la jeunesse à Gobaad, des militants comme Farah Loubak et Abdoulkader Obakar Houmed ont été torturés et mort sous le coup de la torture. Ces actes de répression ciblée témoignent d’un système de violence multiforme :
- Harcellement, notamment des femmes dénoncées par l’Association Solidarité Femmes pour leurs viols.
- Vols de bétail, sans recours judiciaire.
- Destruction de biens, incendies criminels et occupation de campements.
- Tortures et intimidations récurrentes, visant à briser toute résistance.
Ces épisodes violents ne sont pas isolés : ils s’inscrivent dans une stratégie plus vaste de dépossession ethnique des Afars.

Quand la communication internationale occulte la réalité locale
Dans le même temps, Djibouti est salué par la communauté internationale, notamment le HCR, pour sa politique d’accueil et de naturalisation des réfugiés, dans le cadre du programme CRRF (Comprehensive Refugee Response Framework). Pourtant, cette image contraste fortement avec la situation des Afars autochtones, qui, eux, se voient refuser l’accès à la nationalité djiboutienne. Ce fait a été publiquement dénoncé par un député (afar) de la majorité présidentielle, en pleine Assemblée nationale.
Par ailleurs, certains reportages internationaux, comme un documentaire diffusé sur ARTE, présentent la plaine de Gobaad comme un territoire exclusivement issa, effaçant de manière flagrante la présence historique des Afars. Une communication biaisée, qui, selon les critiques, contribue à légitimer la stratégie de peuplement en cours.
Annexion symbolique et velléités expansionnistes : une lecture géopolitique des déclarations de Sitti
La récente déclaration d’un haut responsable sécuritaire de la région Somali, dans la sous-région occupée de Sitti en Éthiopie, affirmant que le territoire « Issa » s’étendrait jusqu’à Awash (en terre Afar éthiopienne) et As Eyla (localité du sud de Djibouti historiquement afarophone), n’est pas un simple excès de langage politique. Elle constitue un acte symbolique majeur, porteur de conséquences géopolitiques importantes pour la stabilité de la Corne de l’Afrique.
Ce discours s’inscrit dans un processus de revendication territoriale unilatérale, qui dépasse les frontières étatiques, et qui vise à reconfigurer les espaces traditionnels Afars sous l’égide d’une nouvelle lecture identitaire et ethno-territoriale promue par certaines élites issas, tant en Éthiopie qu’à Djibouti. Par cette affirmation, il ne s’agit pas seulement de contester des frontières administratives ou régionales : il s’agit d’inscrire l’idée d’une continuité territoriale « Issa », de Djibouti jusqu’à l’intérieur de l’Éthiopie, au détriment de la continuité historique des territoires Afars.
Un appel à la vérité et à la justice
La situation dans la plaine de Gobaad ne peut être réduite à de simples “conflits intercommunautaires”. Ce qui s’y joue relève d’un déséquilibre structurel, entretenu par une politique silencieuse d’exclusion, et facilité par le silence des institutions régionales.
Face à cette crise, des voix s’élèvent : organisations locales, membres de la diaspora, défenseurs des droits humains. Tous appellent à une enquête indépendante, à la reconnaissance des faits, et à un rééquilibrage des politiques publiques. Car tant que les crimes resteront impunis et les dynamiques de marginalisation niées, la paix proclamée dans les discours restera une illusion, et la plaine de Gobaad, un théâtre de violences invisibles.




