Les Afars, entre marginalisation, convoitises géopolitiques et quête d’unité dans la Corne de l’Afrique

Assab, Erythrée

Un peuple au cœur des turbulences régionales

Minorité discrète mais farouchement attachée à son identité, les Afars occupent une position géographique aussi stratégique que périlleuse. Répartis entre l’Éthiopie, l’Érythrée et Djibouti, ils constituent depuis des siècles une communauté pastorale qui a su survivre dans un environnement parmi les plus hostiles de la planète : désert aride du Danakil, chaînes volcaniques et plaines brûlées par un soleil implacable.

Pourtant, leur destin est aujourd’hui moins dicté par la rudesse de la nature que par les secousses politiques de la région. Depuis la sécession de l’Érythrée en 1993 et les guerres frontalières qui ont suivi, les Afars sont devenus les spectateurs – et souvent les victimes – d’affrontements qui les dépassent, pris en étau entre ambitions nationales, rivalités ethniques et calculs géostratégiques.

Assab : le port qui ravive toutes les passions

Au cœur de l’escalade actuelle entre Addis-Abeba et Asmara se trouve le port d’Assab, sur la mer Rouge. Ce bout de côte, autrefois intégré au territoire éthiopien, est aujourd’hui sous souveraineté érythréenne. Mais pour les Afars, qui y vivaient bien avant la colonisation italienne, Assab reste une terre ancestrale.

« Les Italiens n’ont pas passé un accord avec les Érythréens, mais avec les Afars », rappelle un ancien responsable régional cité dans The Africa Report. Avant l’indépendance de l’Érythrée, la région côtière de Dankalia – où vit la majorité des Afars – formait une entité relativement unifiée. Sa partition en 1993 a brisé des liens familiaux, commerciaux et politiques séculaires.

Aujourd’hui, certains leaders afars voient dans la rivalité entre l’Éthiopie et l’Érythrée une opportunité historique : si Addis-Abeba reprenait Assab, disent-ils, la réunification des terres afars pourrait enfin devenir réalité. D’autres redoutent, au contraire, qu’une nouvelle guerre ne transforme leur territoire en champ de bataille, comme ce fut déjà le cas lors du conflit du Tigré (2020-2022) qui a coûté la vie à des milliers d’Afars et provoqué le déplacement de centaines de milliers d’autres.

Enfants Afars © Eric Lafforgue

Un peuple pris dans la spirale des violences interethniques

Mais la menace ne vient pas seulement des rivalités étatiques. Ces dernières années, la région Afar a été le théâtre d’attaques répétées attribuées aux milices somali-issas, soutenues par des factions politiques de la région Somali.

Depuis août, une vague d’attaques meurtrières a frappé les campements nomades afar : à Hanruka, Bokaitu et Undafu’o, des familles entières ont été massacrées, des troupeaux volés, des villages incendiés. Le bilan dépasse déjà 94 morts et des milliers de têtes de bétail dérobées.

Pour les communautés locales, ces violences poursuivent un objectif clair : terroriser les populations afin de les chasser de terres convoitées pour le pâturage et les couloirs commerciaux.

Le gouvernement fédéral éthiopien, accusé d’inaction, suscite une colère croissante parmi les Afars. « Le silence d’Addis-Abeba alimente un profond sentiment d’abandon », résume un notable local. Certains y voient même une complicité tacite : Addis-Abeba chercherait à ménager la région Somali, politiquement sensible, au détriment des minorités pastorales périphériques.

Entre espoirs d’autonomie et calculs géopolitiques

Historiquement, les Afars ont toujours revendiqué une certaine autonomie. Sous le régime du Derg (1974-1991), la région d’Assab bénéficiait d’un statut semi-autonome, avec une administration afar. La sécession de l’Érythrée a mis fin à cette situation, divisant le peuple entre trois États aux intérêts souvent divergents.

Aujourd’hui, le gouvernement éthiopien semble vouloir rallier les forces afars à sa cause, notamment en cas de confrontation avec Asmara. Addis-Abeba a déjà intégré plusieurs groupes armés afars dans ses alliances militaires, tout en appelant à la paix avec les Somali-issas. Une manœuvre interprétée comme une tentative de « désamorcer » un front interne pour mieux se concentrer sur l’Érythrée.

Mais cette stratégie fédérale reste fragile. Les divisions internes, les rivalités tribales et la méfiance historique envers le pouvoir central compliquent l’émergence d’une position unifiée parmi les Afars.

Un destin suspendu aux équilibres régionaux

Le sort des Afars illustre la complexité de la Corne de l’Afrique, où les lignes de fracture ethniques, religieuses et politiques s’entrecroisent avec des enjeux géostratégiques majeurs : contrôle des ports, accès à la mer, routes commerciales, alliances régionales.

Si une guerre éclatait autour d’Assab, les Afars seraient à nouveau en première ligne, avec le risque d’un conflit qui les dépasse, opposant puissances étatiques et acteurs locaux dans une région déjà militarisée à l’extrême. Leur avenir dans la Corne de l’Afrique dépendra largement de l’évolution des équilibres géopolitiques régionaux.

Trois scénarios principaux se dessinent :

Le premier, pessimiste, verrait la poursuite de la fragmentation politique et culturelle, avec une dissolution progressive des structures traditionnelles et une marginalisation croissante des populations afares au profit d’autres groupes ethniques mieux organisés politiquement.

Le second, optimiste, envisage une renaissance du nationalisme afar s’appuyant sur les opportunités offertes par les rivalités géopolitiques régionales. La récupération potentielle d’Assab par l’Éthiopie pourrait constituer un catalyseur pour la réunification des terres afares et la création d’une véritable autonomie politique.

Le troisième, intermédiaire, mise sur une adaptation pragmatique aux nouveaux équilibres régionaux, avec une intégration progressive des élites afares dans les structures étatiques existantes tout en préservant les spécificités culturelles essentielles.

Les conditions d’une renaissance

Les Afars ont leurs coutumes. Il ne faut pas y toucher sinon, ils se battent, comme le rappelait le sultan Ali-Mirah. Cette capacité de résistance, forgée par des siècles d’adaptation aux environnements hostiles, constitue un atout majeur pour l’avenir.

Cependant, cette renaissance nécessiterait plusieurs conditions : une meilleure coordination politique entre les différents segments de la population afar, une valorisation de l’héritage culturel et historique, et surtout une adaptation aux réalités géopolitiques contemporaines sans pour autant renoncer aux valeurs fondamentales de l’identité afar.

Un peuple à la croisée des chemins

Les Afars incarnent aujourd’hui les contradictions de la Corne de l’Afrique contemporaine. Héritiers d’une civilisation millénaire, ils se trouvent confrontés aux défis de la modernité dans une région devenue l’un des théâtres majeurs des rivalités géopolitiques mondiales. Leur destin, intimement lié à l’évolution des équilibres régionaux, dépendra de leur capacité à préserver leur identité tout en s’adaptant aux transformations en cours.

Ils négocient âprement ou ils se battent pour garder leur indépendance. Cette détermination, qui traverse l’histoire afar depuis des siècles, pourrait bien constituer la clé de leur survie en tant que peuple distinct dans un environnement géopolitique de plus en plus complexe et conflictuel.

L’histoire des Afars rappelle ainsi que dans la Corne de l’Afrique, il ne faut pas oublier les contingences locales et les capacités d’action des acteurs dits « périphériques ». Loin d’être de simples spectateurs des grands jeux géopolitiques, les Afars conservent une marge de manœuvre qui pourrait s’avérer décisive pour l’avenir de cette région stratégique.

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