
C’est une arrestation qui fleure bon la manœuvre diplomatique et le sacrifice stratégique. Le directeur des affaires maritimes, Ali Mirah Chehem Daoud, a été jeté en prison sous des accusations lourdes. Mais derrière cette vitrine accusatoire, beaucoup y voient une opération de diversion, montée à la hâte pour répondre à l’agacement grandissant de Washington. L’administration américaine s’inquiète du rôle de Djibouti dans les livraisons clandestines d’armes aux Houthis, via la Mer Rouge. En ciblant un haut fonctionnaire intègre et respecté, le régime tente de calmer le jeu, sans jamais effleurer les véritables rouages du trafic, soigneusement logés dans les zones grises du pouvoir et de ses sociétés parapubliques.
Un homme seul pour porter le fardeau
L’affaire éclate dans le plus grand silence des canaux officiels : la marine américaine intercepte un boutre chargé d’armes à destination de Hodeïdah, au Yémen. Une cargaison illicite qui, selon nos informations, aurait transité – directement ou indirectement – par Djibouti. Les services de renseignement américains s’inquiètent d’un schéma de trafic de plus en plus visible dans la région, où les ports djiboutiens servent de relais logistiques. À Washington, le ton se durcit. Et à Djibouti, le pouvoir comprend qu’il va falloir offrir un fusible.
Le 22 juin 2025, sur instruction directe du palais, Ali Mirah Chehem Daoud, directeur des affaires maritimes, est interpellé par la SDR, une branche des renseignements placée sous contrôle de l’exécutif. L’homme, reconnu pour sa rigueur et son intégrité dans un secteur gangrené par les passe-droits, est accusé de corruption, d’octroi frauduleux d’autorisations portuaires et de complicité avec des groupes qualifiés de terroristes. À peine quatre jours plus tard, il est relâché sous liberté conditionnelle, sans que les charges aient été levées ni les preuves exposées.
En broyant un haut cadre respecté, la machine sécuritaire orchestre une mise en scène destinée à détourner les regards des véritables bénéficiaires du système.
Un écran de fumée pour Washington
En arrière-plan, la nervosité américaine. Depuis plus d’un an, les signaux d’alerte s’accumulent à Washington sur le rôle de Djibouti dans le ravitaillement clandestin des Houthis. Un rapport du Wall Street Journal publié en avril 2024 — fondé sur des documents du Trésor américain et des interceptions navales — pointe un afflux de cargaisons suspectes passant par Doraleh. Plus de 1 900 conteneurs en provenance de Chine, redirigés vers des zones contrôlées par les rebelles yéménites entre octobre 2023 et avril 2024. Une hausse de 427 %, confirmée par Mideast Mirror et le département d’État américain.
Les ports djiboutiens sont dans le viseur. Le think tank EXX Africa alertait dès 2018 sur la montée en puissance du pays comme hub régional de trafic d’armes. Le Global Organized Crime Index 2023 enfonce le clou : les îles Mousha et Maskali serviraient de relais discrets pour les boutres contournant les radars, tandis que plusieurs circuits logistiques mèneraient jusqu’au Yémen via Garacad, en Somalie.
Un crime d’État à géométrie variable
Mais qui donne vraiment l’ordre ? À Djibouti, les décisions portuaires stratégiques ne se prennent pas à l’échelle d’un directeur technique. « À ce niveau, rien ne se fait sans feu vert du sommet », rappelle un ancien haut fonctionnaire. Derrière la façade institutionnelle, les véritables bénéficiaires du trafic évoluent dans les cercles du pouvoir : Garde républicaine, gardes-côtes, hommes d’affaires liés au clan présidentiel, sociétés parapubliques gravitant autour du Great Horn Investment Holding (GHIH).
Le rapport 2024 d’EXX Africa cite même l’implication de plusieurs structures-écrans pilotées depuis Djibouti pour faire transiter des composants militaires vers les zones houthis, avec l’appui d’opérateurs locaux restés, eux, intouchés. Le panel d’experts onusien sur le Yémen signale quant à lui des saisies de drones et moteurs de vedettes explosives dont la filière logistique passe — là encore — par Djibouti.
Zèle sélectif, impunité intacte
L’affaire Ali Mirah s’inscrit dans une vieille logique djiboutienne : frapper un cadre visible pour préserver un système opaque. Un théâtre judiciaire calibré pour rassurer les alliés occidentaux, tout en veillant à ne jamais inquiéter les vrais piliers du trafic. Car dans cette république à la stabilité négociée, la justice sert d’écran. Le crime organisé, lui, reste institutionnalisé.
En sacrifiant un de ses meilleurs éléments, le régime choisit la continuité de ses trafics plutôt que la transparence ou la réforme. Ali Mirah, malgré sa libération conditionnelle, reste sous la menace de poursuites.
Dans un pays où la survie du pouvoir prime sur la vérité, il n’est, pour l’heure, qu’un nom de plus sur la liste des boucs émissaires d’un pouvoir qui ne se remet jamais en cause.