
Ils ne furent ni pacifiés, ni conquis sans violence. Mais simplement rayés du récit officiel. La résistance afare, elle, ne s’est jamais tue. Ce sont les archives qui l’ont étouffée. Jusqu’à aujourd’hui.
Il existe des conquêtes qu’on ne célèbre pas, parce qu’elles furent honteuses, retardées, sanglantes, illégitimes. Celle de la Côte française des Somalis — aujourd’hui Djibouti — est de celles-là. Officiellement colonie française dès 1896, le territoire n’a été réellement occupé qu’à partir des années 1920. Et cette occupation ne s’est faite ni par la diplomatie, ni par la promesse d’un progrès partagé, mais par la violence, la prédation et la terreur.
Face à cette entreprise de domination, un peuple a tenu bon : les Afars, organisés en confédérations, sultanats et structures coutumières. Leur opposition — politique, militaire, sociale — a été active, multiforme, et durable, de 1884 à l’aube des années 1940. Et pourtant, cette résistance reste absente du récit national.
1884 : fiction du vide, effacement des souverainetés locales
Lorsque la France s’implante à Obock en 1884, puis étend sa présence à Djibouti, elle s’empresse de forger un récit commode : celui d’une terre « vide », sans État, sans institutions, sans légitimité autochtone. Une fiction coloniale classique, qui permet de justifier l’occupation. Pourtant, la réalité est tout autre : les Afars disposent alors de structures politiques solides — les sultanats de Tadjourah, de Rahayta et de Gobaad — et de confédérations tribales enracinées comme les Debné, les Songo ou les Namma-Adqali. À cette organisation s’ajoute un socle juridique commun, la madqa, droit coutumier auquel chaque Afar, du nomade au notable, est tenu de se soumettre.
À cette présence niée répond une résistance immédiate. Certains accueillent les émissaires français avec froideur, d’autres ferment leurs territoires, et plusieurs adoptent une stratégie d’évitement ou de harcèlement : embuscades, razzias ciblées, attaques de convois. Des escarmouches dispersées, mais constantes, qui disent un refus sans ambiguïté.
1880–1930 : résistances fragmentées, répression ciblée
La réponse de l’administration coloniale est claire : punir les voix dissidentes. Plusieurs sultans et chefs coutumiers afars sont arrêtés et déportés. Ces déportations — mentionnées dans les archives coloniales — n’ont jamais été reconnues officiellement ni intégrées à la mémoire publique. Elles participent d’une stratégie de démembrement politique : décapiter les hiérarchies locales pour fragmenter la résistance.
1927–1939 : colonisation tardive, militarisation méthodique
Ce n’est qu’à partir de 1927 que la France engage une véritable politique d’occupation intérieure, en structurant administrativement les cercles de Dikhil, Tadjourah et Obock. Ce décalage n’est pas le signe d’un désintérêt, mais l’aveu d’une difficulté : soumettre un territoire pastoral, mouvant, rétif à toute centralisation, peuplé de communautés mobiles profondément attachées à leur autonomie.
Face à des foyers de résistance afars persistants, l’administration coloniale abandonne toute prétention à la médiation. Elle opte pour la force. La militarisation devient le cœur du projet colonial. Postes avancés à Dorra, Kouta Bouya, As Eyla. Fermeture des routes de transhumance. Razzias sur les troupeaux, confiscations ciblées. Une stratégie d’asphyxie économique et logistique, pensée pour briser les solidarités locales, affamer sans bruit, faire plier sans négocier.
1935 : les ulu’tos, figures d’une insoumission organisée
C’est dans ce contexte que les ulu’tos (ou olotos), Durba, Gal’ela et autres se distinguent. Pasteurs du Hanlé, ils refusent toute présence coloniale sur leurs terres. L’administration les présente comme des pillards, mais les archives militaires indiquent qu’ils disposaient de structures de commandement, de relais logistiques, et de capacités de mobilisation importantes allant jusqu’à 400 hommes pour les ulu’tos
L’épisode de 1935, où l’administrateur Albert Bernard et 27 hommes sont tués lors d’une expédition punitive, déclenche une répression brutale : ratissages, représailles collectives, représailles intercommunautaires.
Le lieutenant Gory résume la doctrine coloniale dans un rapport de 1940 :
« Au premier signe de recul de notre part […] nous aurons toutes les tribus de Yayyo sur le dos. La seule façon […] sera, avant les hostilités, d’inspirer la crainte par la menace, et, dès le début de la guerre, de provoquer l’horreur par la répression. » — ANOM, Affaires politiques 698/1
1941–1943 : répression totale, effondrement des pouvoirs locaux
Entre 1941 et 1943, au moins 38 Afars sont tués lors d’opérations dites de “pacification”, contre 9 pertes côté méharistes. À ces morts s’ajoutent les razzias de troupeaux, les incendies de campements, la famine organisée, et les interdictions de circuler qui touchent des centaines de familles pastorales. Une guerre invisible, menée à bas bruit, mais avec une violence méthodique. Il s’agissait avant tout de frapper fort pour faire taire toute velléité de résistance. Le message était clair — punir pour dissuader, humilier pour dominer.
Les effets de cette répression se font sentir jusque dans les structures de pouvoir traditionnelles. Depuis 1937, le sultanat de Gobaad est resté sans chef. Le dernier souverain est mort en captivité, et son plus proche appui s’est exilé en Éthiopie. À Tadjourah, les institutions ont survécu, mais leur rôle n’est plus que symbolique : sultan et notables n’ont pratiquement plus aucun pouvoir. La colonisation a non seulement brisé la résistance, mais vidé les autorités afares de leur substance politique.
Mais malgré les emprisonnements, les restrictions de circulation, les réquisitions de bétail, la résistance afare ne se dissout pas. Elle se transforme. Elle quitte les hautes plaines pour entrer dans l’arène politique. Les armes se taisent, mais le combat ne faiblit pas — il change de forme, porté par un ressentiment intact. Car loin de s’éteindre, la violence coloniale déchaîne encore sa brutalité, culminant dans un épisode aussi sanglant qu’occulté : le massacre des Kabbobas en 1943.
Le deuxième volet de cette enquête reviendra sur le point culminant de cette violence coloniale : un épisode effacé des archives, mais gravé dans les mémoires afares.
Pourquoi écrire ? Pour restituer la vérité
Loin des images figées de la tradition ou de la bravoure, l’histoire des Afars face à la colonisation dévoile une résistance organisée, continue, et fondamentalement politique. Celle d’un peuple qui a opposé un refus — parfois silencieux, parfois armé — à l’ordre colonial. Et qui, pour cela, fut puni, marginalisé, puis effacé.
Il est temps, enfin, d’en restituer la dignité. Non pas par charité historique, mais par exigence de vérité. Car aucune société ne peut se construire durablement en taisant ceux qui, les premiers, ont dit non.
Sources citées
- Simon Imbert-Vier, La conquête de la Côte française des Somalis et le “massacre des Kabbobás” (1943), Cahiers d’Études africaines, n°238, 2020.
- Archives nationales d’outre-mer (ANOM), dossiers Contrôle 805, Affaires politiques 693, 698, 1432.
- SHD-Terre, rapports sur les pelotons méharistes et les campagnes de 1935-1944.
- Ali Coubba, Ahmed Dini, entretiens, L’Harmattan, 1998.
- Fabrice Joly, Les violences coloniales, 2009.