Bakkereh : une école, symbole assumée d’une colonisation

La scène paraît anodine : une école primaire inaugurée dans un hameau reculé du Gobaad, en présence d’une délégation venue de la capitale. Haie d’honneur et discours convenus donc pour l’ouverture de cette école à Bakkereh qui entérine l’installation durable de réfugiés issas, imposée aux dépens des populations afars, et soutenue par l’État.

Car cette école n’est pas une infrastructure neutre. Elle vient sceller, dans la pierre et dans les symboles, ce que les habitants locaux dénoncent depuis des années : une colonisation intérieure méthodiquement orchestrée.

Le projet des 400 logements : la fausse symétrie, la vraie dépossession

En 2023, l’État a cru trouver la formule magique pour imposer la présence issa à Bakkereh : un projet de 400 logements financé par l’IGAD, présenté comme un geste d’équité. Deux cents maisons pour les Afars, deux cents pour les Issas : l’équilibre semblait parfait, du moins sur le papier.

Mais cette symétrie affichée était une illusion. Car accepter ce marché, c’était entériner le principe même de l’implantation issa dans un territoire historiquement afar. Derrière la promesse de logements, il ne s’agissait pas de réparer l’abandon séculaire des populations locales, mais de leur faire avaliser leur propre dépossession.

La construction avait été confiée à l’entrepreneur Houmed Loita, et des cadres d’As Eyla furent envoyés pour convaincre la population debné. Mais ces derniers ont vite perçu le piège. Comment croire à l’équité quand l’État, absent depuis des décennies, n’a jamais investi dans leurs besoins essentiels et surgit soudainement avec des millions pour bâtir des maisons destinées pour moitié à des réfugiés venus d’ailleurs ?

En réalité, le projet des 400 logements illustre une méthode bien rodée : transformer la misère en levier de chantage, et le développement en instrument de colonisation. Les Debnés ont refusé. Et dans ce refus, ils ont sauvé plus qu’un village : ils ont sauvegardé le principe que la dignité ne se négocie pas au prix de l’effacement.

Répression ciblée et violences impunies

Le refus a entraîné des représailles. L’État a sorti l’arme de la répression ciblée : Abdallah Ali Ismael, chef du village d’As Eyla, a vu son commerce fermé du jour au lendemain. Une sanction exemplaire, histoire de montrer patte blanche à l’autorité et de dissuader toute velléité de résistance.
Mais la répression ne s’est pas limitée aux tracasseries administratives. Sur le terrain, la violence armée s’est intensifiée. Depuis 2022, les meurtres de jeunes bergers afars par des réfugiés issas se multiplient dans une indifférence glaciale. Le dernier en date, en 2025, a mis le feu aux poudres : la colère des familles endeuillées est montée comme une marée, au point que l’armée elle-même a peiné à contenir l’explosion.
Aux yeux des Afars, il ne fait plus de doute : l’État ferme les yeux quand ça l’arrange, voire joue les protecteurs pour les agresseurs. Une impunité qui sonne comme un blanc-seing pour que les violences continuent.

L’implication directe du pouvoir

La gravité de la crise a forcé l’attention jusqu’au sommet de l’État. Chose rare, Ismaïl Omar Guelleh a mandaté son aide de camp, Hanfaré, pour adresser un message au Sultan Habib Boko : pourquoi les tensions ne se calment pas ? Qu’est ce qu’il y’a de nouveau cette fois-ci entre les debnés et les Issas ?

Cette intervention illustre la double posture du régime : d’un côté, demander aux autorités traditionnelles afars de contenir leur jeunesse révoltée ; de l’autre, soutenir par tous les moyens l’enracinement issa à Bakkereh. Le Sultan, pris entre deux feux, se retrouve piégé. On lui demande de prêcher la paix alors même que son peuple est poussé vers la sortie. Or, chez les Afars, le Sultan n’a jamais eu vocation à distribuer ou céder des terres : son autorité est morale et politique, pas foncière. Le réduire à ce rôle, c’est non seulement travestir la tradition, mais aussi l’exposer à devenir une potiche diplomatique, caution d’un processus qu’il ne contrôle pas et qui ne trompe plus personne.

L’école comme symbole

Dans ce contexte explosif, l’inauguration de l’école primaire est venue comme une gifle. Alors que les Afars protestent depuis des années contre l’implantation de ces réfugiés, l’État choisit d’investir dans leur avenir, de les équiper, de les légitimer.

Ce geste politique, sous couvert d’éducation, confirme ce que les habitants redoutaient : les Issas de Bakkereh ne sont pas de passage, ils sont là pour rester.

Une paix de façade

À Bakkereh, comme dans toute la plaine de Gobaad, la rhétorique de la paix et du développement masque une politique d’ingénierie démographique. Derrière chaque projet financé, chaque inauguration officielle, se joue une dépossession : celle des Afars, effacés de leurs terres ancestrales par une stratégie de peuplement appuyée par l’armée et légitimée par les institutions régionales.

En réalité, cette école n’est pas seulement une école. C’est un drapeau planté au cœur du territoire afar, un monument de la colonisation dite silencieuse.

Et chaque meurtre impuni, chaque commerce fermé, chaque campement brûlé renforce la conviction des Debné : il ne s’agit pas de coexistence, mais d’effacement.

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