Crise en pays Afar : le spectaculaire revirement de Hadji Ibrahim Osman annonce-t-il un séisme politique en Éthiopie ?

Un vent de rébellion souffle-t-il sur la région Afar en Éthiopie ? C’est la question que soulève le départ aussi inattendu que retentissant de Hadji Ibrahim Osman Ali, ministre régional de l’Agriculture et figure emblématique du mouvement Uguugumo, qui a franchi la frontière érythréenne avec plusieurs de ses proches collaborateurs. Ce geste, posé dans un contexte de tensions croissantes entre l’Éthiopie et l’Érythrée, fait trembler la scène politique locale et nationale.

Un pilier du pouvoir régional passé à l’opposition

Le geste est lourd de sens. Hadji Ibrahim Osman Ali, jusqu’ici pièce maîtresse du gouvernement régional dirigé par Awal Arba, a soudainement déserté les rangs du pouvoir pour se réfugier en territoire érythréen, pays frontalier et historiquement antagoniste de l’Éthiopie. Cette volte-face spectaculaire suscite de nombreuses interrogations : pourquoi un homme d’une telle stature, au cœur du dispositif exécutif afar, a-t-il pris une telle décision, au moment même où un affrontement militaire entre Addis-Abeba et Asmara semble imminent ?

Pour en comprendre les ressorts, il faut d’abord revenir sur le parcours singulier de cet homme.

Le général du peuple afar

Hadji Ibrahim Osman est une figure historique de la lutte afar. Militaire chevronné et stratège respecté, il a consacré sa vie à la défense des droits de son peuple au sein du Afar Revolutionary Democratic and United Front (ARDUF), plus connu sous le nom d’Uguugumo. Ce mouvement armé, né il y a plus d’un demi-siècle, jouit d’une forte popularité parmi les Afars d’Éthiopie.

Chef militaire de premier plan, Ibrahim Osman s’est illustré dès sa jeunesse sur de nombreux fronts, notamment contre le TPLF, le Front de libération du peuple du Tigré, alors au pouvoir sous Meles Zenawi. Plus récemment, en 2021 et 2022, il a joué un rôle clé dans les victoires afares contre le TPLF et contre une coalition somalo-djiboutienne, qu’il a repoussée des terres de Tareena à Qunxa Foqo. Ce palmarès militaire et politique fait de lui un personnage éminemment respecté, dont l’influence dépasse largement les frontières de la région Afar. D’où l’onde de choc provoquée par son passage dans l’opposition.

Un désaccord administratif ou une rupture politique profonde ?

Officiellement, le différend aurait débuté sur une question administrative : Hadji Ibrahim aurait reproché au président régional Awal Arba d’avoir procédé à des nominations dans la région de Kilbati Rasu — son fief — sans l’en informer, et en violation des usages politiques locaux. Mais derrière cette explication de façade se cache un contentieux beaucoup plus profond.

Depuis son départ, l’ancien ministre s’est exprimé à plusieurs reprises à travers des enregistrements diffusés sur les réseaux sociaux. Ses messages, relayés massivement, exposent deux griefs majeurs : une trahison géopolitique des intérêts afars orchestrée par le pouvoir central, et une corruption systémique à la tête du gouvernement régional.

La colère contre Addis-Abeba et Djibouti

Le premier motif avancé par Hadji Ibrahim est son rejet catégorique de la « paix imposée » entre les Afars et les Issas, une ethnie rivale de la région somalienne voisine. Cette pacification, selon lui, serait dictée par le gouvernement fédéral éthiopien en accord avec le régime djiboutien d’Ismaïl Omar Guelleh, dans le but de permettre le retour des Issas dans trois localités afares qu’ils occupaient illégalement.

Ce processus de réintégration, vécu comme une humiliation par une grande partie de la population afar, aurait été facilité par la complicité d’Addis-Abeba avec Djibouti. Hadji Ibrahim accuse Abiy Ahmed de fermer les yeux sur les agressions répétées contre les Afars — notamment une attaque meurtrière par drone survenue dans la nuit du 29 janvier 2025 dans la zone éthiopienne de Siyaru. Cette attaque, restée officiellement non reconnue, aurait marqué un tournant dans la désillusion du leader afar.

Mais c’est surtout la visite du Premier ministre éthiopien à Djibouti, à la fin du Ramadan, qui aurait précipité sa rupture. Selon Ibrahim Osman, Ismaïl Omar Guelleh aurait convaincu Abiy Ahmed de créer une nouvelle région administrative (kilil) pour les Issas sur les terres afares, en échange de la cession par Djibouti d’un accès maritime à l’Éthiopie sur le littoral de la mer Rouge — de Tadjourah à Obock — pour y implanter une base navale. Une promesse qui entre en contradiction frontale avec les engagements pris par Djibouti vis-à-vis de l’Égypte et de la Somalie de ne pas concéder d’accès maritime à Addis-Abeba.

La mise en œuvre de ce plan commence, selon Ibrahim, par le retour progressif des Issas dans les localités disputées, déjà abordé dans les travaux du comité de paix fédéral. Si cette dynamique se confirme, elle pourrait déboucher, prévient-il, sur une rupture totale entre la communauté afar — bien au-delà des frontières éthiopiennes — et le gouvernement fédéral.

Corruption et autoritarisme à la tête de la région

Le deuxième volet des accusations formulées par Hadji Ibrahim vise directement le président régional Awal Arba et son entourage. Il les accuse de pratiques généralisées de corruption, de détournement de fonds publics et de favoritisme. Des ressources régionales, pourtant vitales dans une région confrontée à d’énormes besoins sociaux, seraient ainsi siphonnées à des fins personnelles.

Plus grave encore, ceux qui dénoncent ces pratiques feraient l’objet d’intimidations, de harcèlement et parfois d’arrestations arbitraires. Le climat de peur instauré par le duo Awal Arba – Gaddo Hamolo, son second, aurait provoqué un enrichissement ostentatoire d’une poignée de fidèles, pendant que la majorité de la population sombre dans la précarité. Ibrahim Osman dénonce une gouvernance erratique, coupée des réalités locales.

Une onde de choc régionale et nationale

Le départ fracassant d’un ministre en exercice, qui plus est vétéran du combat afar, ne pouvait passer inaperçu. Les audios qu’il diffuse, de plus en plus suivis, ébranlent l’opinion publique régionale. Selon plusieurs sources, l’affaire a déjà été portée à l’attention du bureau du Premier ministre, provoquant une vive colère d’Abiy Ahmed à l’encontre du président régional Awal Arba.

Mais l’impact dépasse les frontières du kilil Afar. La dissidence d’Ibrahim Osman réjouit les opposants au pouvoir central. Des responsables amhara, tigréens et oromo, en quête de partenaires Afars pour contrer Abiy Ahmed, saluent cette brèche ouverte dans l’alliance tacite entre Addis-Abeba et la région Afar.

Côté érythréen, où la question du port d’Assab cristallise les tensions, ce revirement est perçu comme un soulagement stratégique. Le régime d’Asmara redoutait en effet que les Afars se mobilisent autour de cette revendication territoriale. La fracture actuelle au sein de la direction Afar affaiblit cette perspective.

Vers une révolte généralisée ?

Hadji Ibrahim Osman a-t-il allumé la mèche d’une révolte en gestation ? Rien n’est encore acté, mais les ingrédients d’une crise majeure sont bien présents : ressentiment populaire, trahison perçue du pouvoir central, enrichissement indécent d’une élite locale, et rancœurs ethno-politiques ravivées par les jeux d’influence régionaux.

Le départ de cet ancien pilier du système afar pourrait donc n’être que le prélude à une recomposition plus large des équilibres politiques en Éthiopie. Et si rupture il y a, elle pourrait bien commencer là où l’histoire Afare a toujours été écrite : dans la poussière brûlante d’un territoire rebelle, aux confins de la Corne de l’Afrique.

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