Djibouti : les Afars face au piège des élites cooptées

Depuis l’indépendance, le régime Somali-Issa s’appuie sur une stratégie éprouvée : contrôler les organes de l’État tout en plaçant des élites Afar cooptées dans des rôles symboliques. Ce mécanisme, qui rappelle celui des Judenräte dans les ghettos juifs, assure une domination « silencieuse » mais totale. Au-delà de son efficacité immédiate, cette stratégie a des conséquences profondes et durables sur l’avenir du peuple Afar et sur la stabilité du pays tout entier.

Une identité affaiblie et fragmentée

L’une des premières victimes de ce système est l’identité collective des Afars. La cooptation de certains leaders brouille les repères : le peuple ne sait plus distinguer qui parle en son nom et qui parle pour le régime. Cette confusion détruit la confiance dans les institutions traditionnelles et fragilise les liens communautaires. Avec le temps, une génération entière grandit dans le doute, percevant ses élites comme des relais d’un pouvoir étranger. L’appartenance commune s’effrite et l’identité afar se fragmente entre ceux qui s’accommodent du système et ceux qui le rejettent.

Pour les jeunes Afars, le constat est encore plus amer. Ils voient leurs perspectives d’avenir barrées par un État qui leur ferme les portes de la fonction publique, de l’armée et des opportunités économiques. Beaucoup comprennent très tôt que la réussite dépend moins du mérite que de la proximité avec le régime. Cette réalité engendre frustration, colère et désillusion. Certains choisissent l’exil, d’autres sombrent dans le désengagement ou dans la contestation. Mais tous portent en eux le sentiment d’avoir été dépossédés d’une place légitime dans leur propre pays.

Une mémoire collective blessée

Chaque peuple transmet à ses enfants une mémoire, faite de luttes, de dignité et d’exemples de résistance. Or, à Djibouti, cette mémoire afar est brouillée par la cooptation. Quand des leaders apparaissent publiquement comme « représentants » mais ne défendent pas réellement leur communauté, ils laissent une trace durable de trahison dans la conscience collective. Cela crée une mémoire écorchée, où les nouvelles générations héritent d’un mélange de rancœur, de méfiance et de résignation. L’effet est corrosif : il devient difficile de construire une fierté commune quand l’histoire récente se confond avec l’humiliation et la manipulation.

À court terme, ce système assure aux Issas un contrôle efficace et peu contesté. Mais à long terme, il sape la stabilité du pays. En étouffant la voix afar, le régime prive une partie importante du pays de représentativité réelle. La colère accumulée ne disparaît pas : elle se transforme en ressentiment, en désaffection politique et, parfois, en radicalisation. Le régime issa croit sécuriser son pouvoir, mais il prépare en réalité un terrain miné. Car aucun État ne peut durablement construire sa paix sur l’exclusion d’un peuple fondateur.

La leçon de l’histoire

L’histoire est claire : les systèmes qui reposent sur la cooptation et la marginalisation finissent toujours par s’effondrer. Les Judenräte n’ont pas sauvé les ghettos, les chefs coutumiers au service du colonialisme n’ont pas empêché les indépendances, et les élites cooptées par des régimes autoritaires ont rarement résisté au réveil populaire. À Djibouti, l’illusion d’un équilibre ne pourra masquer éternellement une domination ressentie comme une injustice profonde.

Le peuple afar est à la croisée des chemins. Ce qu’il vit aujourd’hui n’est pas seulement une privation de droits politiques mais une dépossession progressive de son identité, de sa mémoire et de son avenir. En confisquant la voix des Afars, le régime issa construit une stabilité fragile, car toute domination fondée sur le mensonge et l’humiliation porte en elle les germes de sa propre chute.

Face à ce système verrouillé, la jeunesse afar refuse de se reconnaître dans les notables et responsables politiques choisis par le régime issa. Elle voit dans ces figures des marionnettes dépourvues de légitimité, et cherche ailleurs ses repères. De cette désillusion naît une conscience collective diffuse, encore sans structure ni mouvement organisé, mais bien réelle. Dans les discussions privées, sur les réseaux sociaux, dans les villages comme dans la diaspora, se forge peu à peu un sentiment partagé : l’avenir des Afars ne pourra pas se construire dans l’ombre des leaders imposés.

Cette conscience silencieuse est un volcan endormi. Si elle venait à se transformer en action, même spontanée, le pays pourrait connaître une déflagration politique et sociale d’une ampleur inattendue, car nul régime ne peut indéfiniment bâillonner la voix d’une jeunesse qui se découvre un destin commun.

1 réflexion sur “Djibouti : les Afars face au piège des élites cooptées”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut