Érythrée : chronique d’un État-caserne

RÉGIONS

Par Ibrahim Harun, président du RSADO (Red Sea Afar Democratic Organisation)

5/6/20254 min temps de lecture

Alors que le monde détourne les yeux, le peuple érythréen vit sous la férule d’un régime militariste qui a trahi les espoirs de l’indépendance. Trente ans après l’accession du pays à la souveraineté, l’Érythrée s’enfonce dans une dictature brutale. Ibrahim Harun, président du RSADO, appelle la communauté internationale à rompre son silence.

D’un rêve d’indépendance à un cauchemar autoritaire

En 1991, après une longue guerre contre le régime éthiopien de Mengistu Haile Mariam, l’Érythrée accédait à l’indépendance dans une liesse générale. Le peuple rêvait alors d’un avenir démocratique, prospère, tourné vers le développement. Certains voyaient déjà en elle une future « Singapour africaine ».

Mais très vite, l’illusion s’est dissipée. Le président Isaias Afwerki, au pouvoir depuis l’indépendance, a tourné le dos à la démocratie. Il a rejeté la Constitution rédigée par le juriste Bereket Habte Selassie et instauré un régime autoritaire. Son modèle n’était pas Singapour, mais Sparte. Il a militarisé la société, verrouillé les institutions et réduit les citoyens à l’état de pions dans une stratégie de pouvoir fondée sur la guerre permanente.

Un État-caserne sous commandement personnel

L’analyste américain Paul B. Henze, ancien conseiller de la Maison Blanche, voyait déjà clair dans le jeu d’Isaias. En 2007, il écrivait :

« Isaias m’a donné l’impression de ressembler étonnamment, par son tempérament et ses attitudes, à Mengistu. […] On sent en lui une personnalité autoritaire et inflexible. »

Une prédiction qui s’est avérée exacte, car Isaias n’a pas seulement imité Mengistu : il a affiné les mécanismes de contrôle et d’oppression à une échelle systémique.

Le service militaire à durée indéterminée est devenu un outil de servitude de masse. Les libertés fondamentales – expression, religion, mouvement, éducation – sont confisquées. La répression n’épargne personne : ni les opposants, ni les fidèles compagnons de lutte.

En 2001, quinze hauts cadres du régime, anciens compagnons d’armes, ont réclamé publiquement des élections. Onze d’entre eux ont été arrêtés. Depuis, plus aucune nouvelle : ni procès, ni inculpation, ni contact avec leurs familles. Ils ont disparu dans les geôles du régime.

Minorités persécutées, silence international

Au-delà de la population en général, les minorités ethniques et religieuses sont particulièrement ciblées. La communauté Afar, notamment dans la région du Dankalia, subit une discrimination constante, comme l’a dénoncé en 2023 le Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits humains en Érythrée, Mohamed Abdelsalam Babiker :

« Les Afars sont l’une des communautés les plus marginalisées. Depuis des décennies, ils sont victimes de discriminations, d’arrestations arbitraires, de disparitions, de violences et de persécutions systématiques. »

Et pourtant, malgré les alertes répétées des ONG, des chercheurs et des diplomates, la communauté internationale reste passive. L’Érythrée est régulièrement reléguée hors des priorités diplomatiques, dès lors qu’un cessez-le-feu est signé ou que les projecteurs se déplacent.

Une guerre sans fin, contre tous

La nature du régime ne laisse aucun doute : pour Isaias, la guerre est un mode de gouvernance. Il mène des conflits extérieurs – récemment encore au Soudan – mais entretient aussi une guerre permanente contre son propre peuple.

L’Érythrée ne connaîtra ni paix ni développement tant que cette logique de confrontation perdure. L’absence de pluralisme, la militarisation de la vie civile, et la terreur comme outil politique font de ce pays une prison à ciel ouvert.

Il est temps d’agir

Le monde ne peut continuer à détourner les yeux. Le silence de la communauté internationale fait le jeu du régime. La souffrance du peuple érythréen ne cessera pas d’elle-même. Il est urgent d’imposer des pressions diplomatiques, de soutenir les défenseurs des droits humains, et de donner une voix à ceux que l’on tente de faire taire depuis trop longtemps.

Tant qu’Isaias Afwerki restera au pouvoir, l’Érythrée restera un État-caserne. Et son peuple, prisonnier d’une guerre sans fin.

                À propos de l’auteur

Ibrahim Harun est président du RSADO (Red Sea Afar Democratic Organisation), un mouvement politique et armé de l’opposition érythréenne. D’origine Afar, il milite pour les droits des populations marginalisées du sud de l’Érythrée, en particulier dans la région du Dankalia, terre ancestrale des Afars. Il vit en exil depuis plusieurs années et plaide à l’international pour une solution démocratique et inclusive à la crise érythréenne.

Ibrahim Harun incarne une opposition historique et enracinée au régime d’Isaias Afwerki. Membre de la communauté Afar – un peuple nomade de la région du Dankalia, au sud de l’Érythrée – il milite depuis plus de deux décennies contre les politiques discriminatoires menées par le gouvernement central envers les minorités ethniques et religieuses.

Le RSADO, qu’il dirige, est l’un des mouvements d’opposition les plus actifs de la diaspora érythréenne. Fondé en 1999 en réponse aux persécutions ciblées contre les Afars, il dénonce sans relâche les expropriations, les déplacements forcés et la militarisation du littoral de la mer Rouge, stratégique mais interdit aux populations locales. L’organisation œuvre pour un avenir démocratique, où les droits des minorités seraient protégés dans une Érythrée unifiée mais décentralisée.

Contraint à l’exil, Ibrahim Harun continue d’alerter l’opinion internationale sur les dérives autoritaires du régime érythréen. Il s’appuie sur les témoignages de réfugiés, les rapports d’ONG et les résolutions onusiennes pour défendre la cause d’un peuple invisibilisé, privé de sa terre et de ses libertés.

Membre de la coalition "Eritrean National Council for Democratic Change", le RSADO promeut une transition politique inclusive, fondée sur la justice, la pluralité et la fin de la guerre permanente imposée au pays. Dans un contexte où les voix érythréennes libres sont systématiquement réduites au silence, celle d’Ibrahim Harun demeure l’une des plus constantes et engagées.