
Par-delà les cérémonies officielles, la reconnaissance du Xeer Ciise par l’UNESCO en 2024 met en lumière un fragile équilibre entre patrimoine, identité et pouvoir dans la Corne de l’Afrique. Ce système juridique oral, pierre angulaire de la société issa, incarne un mode de gouvernance coutumier fondé sur la médiation et la réparation. Mais depuis son entrée au patrimoine immatériel de l’humanité, ce symbole de cohésion menace paradoxalement d’exacerber les fractures régionales.
Une célébration éclatante… et inégale
En janvier 2025, deux grandes commémorations ont marqué cette inscription : à Dire Dawa, en Éthiopie, où des milliers de personnes ont afflué pour honorer le Xeer ; et à Djibouti, où universitaires et religieux ont débattu de son rôle dans la modernité.
Mais la perspective d’une troisième célébration à Zeila, ville portuaire du Somaliland, a fait basculer l’enthousiasme dans la méfiance. Zeila, mosaïque où cohabitent Issas et Gadaboursis, est depuis longtemps un point de contact sensible. Pour une partie des Gadaboursis, l’idée d’un événement dédié au Xeer Ciise sur leur sol relevait moins d’un hommage culturel que d’une affirmation territoriale déguisée.
Début octobre, des échauffourées ont opposé des jeunes des deux communautés. Les forces de sécurité somalilandaises ont procédé à plusieurs arrestations. Le calme est revenu, fragile, mais les rancunes persistent.
L’ombre de Djibouti
Cette flambée locale trouve un écho dans la politique régionale. Plusieurs observateurs voient dans la crise de Zeila une projection des luttes internes djiboutiennes. À 77 ans, le président Ismaïl Omar Guelleh, au pouvoir depuis un quart de siècle, entretient le flou sur une éventuelle sixième candidature en 2026 — malgré la limite constitutionnelle d’âge.
La démission de son conseiller Alexis Mohamed, qui accuse le régime de “semer le désordre pour prolonger son emprise”, a jeté de l’huile sur le feu. Selon certains analystes, un soutien implicite aux Issas dans la région frontalière servirait à affaiblir le Somaliland tout en consolidant la sphère d’influence djiboutienne sur les routes commerciales de la mer Rouge.
Officiellement, Djibouti dément toute ingérence. Officieusement, le silence prolongé du palais présidentiel nourrit les soupçons d’un jeu à plusieurs bandes, mêlant ambition politique, rivalités claniques et contrôle stratégique des ports.
Une poudrière régionale
Dans un pays minuscule mais hyper-stratégique, où se croisent les bases militaires américaine, française, chinoise et japonaise, toute étincelle locale peut résonner loin.
Les tensions de Zeila ne sont qu’un fragment d’un échiquier plus vaste : celui d’une Corne de l’Afrique fracturée entre État-nations fragiles, mémoires tribales et influences extérieures. En Éthiopie, les foyers de conflit persistent malgré la fin officielle de la guerre du Tigré. En Somalie, la rivalité entre clans et régions autonomes continue d’entraver la stabilité. Dans ce contexte, le moindre déséquilibre identitaire se propage comme une onde de choc.
Entre médiation et inertie
Des leaders religieux et des acteurs civils au Somaliland appellent à une médiation interclanique pour apaiser les esprits. Des comités de sages tentent de renouer le fil du dialogue, rappelant que le Xeer lui-même repose sur la négociation.
Mais sans volonté politique ferme, ni du côté de Djibouti ni du Somaliland, ces appels risquent de s’éteindre dans le vacarme régional.
Le Xeer Ciise, né pour prévenir les vendettas et restaurer la paix sociale, se retrouve aujourd’hui au cœur d’une bataille de symboles et d’influences.
Ironie du sort : ce système ancestral de justice, conçu pour rétablir l’équilibre entre les hommes, révèle désormais à quel point cet équilibre est devenu précaire entre les États.




