Tensions dans la Corne de l'Afrique : Le dilemme des Afars face à un conflit imminent entre l'Éthiopie et l'Érythrée
Par Jemal Muhamed Adem (PhD) & Muhamed Ahmed Yasin – Université de Samara. D’après l’analyse publiée sur Afropolicy
RÉGIONS


Alors que les tensions s'intensifient dans la Corne de l'Afrique, un nouveau conflit entre l'Éthiopie et l'Érythrée semble se profiler à l'horizon. Le général Tsadkan Gebretensae, figure militaire éthiopienne influente, a récemment tiré la sonnette d'alarme en évoquant un risque élevé d'affrontement, dans une tribune publiée par The Africa Report. Cette guerre potentielle, alimentée par des préparatifs militaires et des rivalités géostratégiques, place une nouvelle fois le peuple Afar au cœur d'un théâtre d'instabilité régionale.
Une position géographique stratégique, un peuple marginalisé
Les Afars, peuple transnational réparti entre l'Éthiopie, l'Érythrée et Djibouti, occupent une zone névralgique de la mer Rouge. Ils contrôlent plus de 700 kilomètres de côtes, incluant des ports d'importance capitale comme Assab et Massawa, ainsi que le détroit stratégique de Bab al-Mandeb. Depuis l’ouverture du canal de Suez, cette région suscite la convoitise des puissances mondiales. Aujourd’hui, le port érythréen d’Assab cristallise les tensions, Addis-Abeba revendiquant un accès maritime jugé historiquement légitime.
Cependant, les Afars restent les grands oubliés des politiques nationales. Fragmentés par les frontières coloniales, ils subissent marginalisation et exploitation, sans bénéficier des retombées économiques liées à leur territoire stratégique.
Entre espoir d’émancipation et crainte d’instrumentalisation
Le possible conflit éthio-érythréen suscite chez les Afars un mélange d’espoirs et d’inquiétudes. D’un côté, il pourrait ouvrir la voie à une réunification entre les Afars d’Éthiopie et d’Érythrée, ainsi qu’à une autonomie politique sous protection régionale. De l’autre, leur territoire risque de devenir un champ de bataille, avec son cortège de pertes humaines, de déplacements massifs et de destructions.
En Érythrée, les Afars vivent sous la répression du régime d’Isaias Afwerki, qui voit leur identité comme une menace. Une éventuelle victoire éthiopienne pourrait signifier leur libération et leur retour sur leurs terres côtières. Pour certains, l’Éthiopie incarne une alternative plus favorable grâce à son système fédéral reconnaissant l'autodétermination afar. Mais cette reconnaissance reste largement théorique : dans les faits, leur autonomie est limitée, et leur marginalisation persiste.
Le Tigré, facteur de déstabilisation majeur
La région du Tigré complique encore davantage cette équation. Anciennement alliée de l’Éthiopie contre l’Érythrée, cette entité aspire à un accès à la mer Rouge, soit par un État tigréen indépendant, soit via un contrôle direct de territoires afars. Les ambitions expansionnistes de certains ultranationalistes tigréens, qui rêvent d’un « Grand Tigré » ou d’un « État Agazien », menacent directement les droits territoriaux des Afars.
Le positionnement du Tigré dans un futur conflit aura un impact décisif. Son alignement avec l’Éthiopie renforcerait l’alliance afar-éthiopienne.
Un soutien à l’Érythrée, en revanche, augmenterait les risques pour les Afars. Une neutralité stratégique pourrait quant à elle déboucher sur une tentative unilatérale du Tigré de s’imposer dans la région post-conflit.
Les leçons ignorées du passé
Le récent conflit du nord de l’Éthiopie (2020-2022) a démontré l’importance stratégique des Afars, qui ont bloqué l’avancée du TPLF vers le corridor stratégique Addis-Abeba - Djibouti. Pourtant, quand leurs districts ont été envahis, le gouvernement éthiopien est resté passif. À ce jour, des dizaines de milliers de déplacés afars ne peuvent toujours pas regagner leurs villages, et l’accord de Pretoria, censé mettre fin au conflit, n’a pas pris en compte leurs revendications.
Options stratégiques pour les Afars
Face à l'imminence d'un conflit éthio-érythréen, les auteurs identifient quatre scénarios potentiels pour les Afars:
Alignement avec l'Éthiopie: La stratégie la plus viable serait de s'aligner sur l'Éthiopie selon les principes de cooptation stratégique, malgré des réserves concernant l'engagement éthiopien envers les intérêts afars. Cette approche nécessiterait des garanties concrètes d'autonomie régionale et d'habilitation politique.
Alignement avec l'Érythrée: Option très risquée et improbable, étant donné la répression systématique du nationalisme afar par le régime d'Isaias Afwerki.
Neutralité: Peu viable car les deux belligérants exerceraient probablement des pressions sur les Afars pour qu'ils prennent position. De plus, le conflit se déroulant inévitablement sur leur territoire, ils seraient forcément impliqués.
Autonomie politique complète: Aspiration historique des Afars mais extrêmement difficile à réaliser sans soutien international, régional et national. Une telle démarche susciterait l'opposition des États concernés qui y verraient une menace pour leur intégrité territoriale.
Le positionnement du Tigré demeure un facteur déterminant pour la stratégie afar. Si le Tigré s'allie à l'Éthiopie, le rôle stratégique des Afars pourrait évoluer tout en maintenant leur alliance avec l'Éthiopie. Si le Tigré s'aligne sur l'Érythrée, les menaces envers les Afars s'intensifieraient, les contraignant à une posture plus décisive. Si le Tigré reste neutre, il pourrait attendre l'affaiblissement des deux parties pour revendiquer un État souverain et affirmer son contrôle sur la mer Rouge, scénario particulièrement dangereux pour les Afars
Recommandations et perspectives
Une future guerre pourrait entraîner un changement de régime en Érythrée, ouvrant une brèche pour une refondation politique. Les Afars doivent être inclus dans toute discussion sur l’après-conflit, notamment sur la question de l’accès maritime éthiopien. Leur rôle ne peut se limiter à celui de supplétifs militaires ou de victimes collatérales.
L’Éthiopie doit reconnaître les Afars comme des partenaires clés dans sa stratégie régionale. Leur participation active est cruciale pour sécuriser durablement un accès à la mer Rouge. Sans leur inclusion, toute tentative d’expansion maritime restera fragile, voire contre-productive.
Le dilemme afar, tiraillé entre aspirations historiques et réalités géopolitiques, reflète les fractures profondes de la Corne de l’Afrique. Dans cette zone en ébullition, l’avenir des Afars dépendra de leur capacité à s’organiser, à revendiquer leur place, et à imposer leur voix dans les grandes décisions régionales.
Triangle de l'Afar

