Le RGPH-3 ou l’art du recensement à géométrie politique

Le 11 juin 2025, en Conseil des ministres, le gouvernement djiboutien a présenté avec solennité les résultats définitifs du 3e Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH-3), mené par l’Institut national de la statistique de Djibouti (INSTAD). Un « exercice statistique majeur », dixit le ministre de l’Économie, censé guider la planification publique et l’équilibre du territoire.

Derrière le jargon technocratique et les sourires d’autosatisfaction, un chiffre a grincé dans bien des oreilles : 1 066 809 habitants. Soit, en apparence, une population en hausse constante. Mais à bien y regarder, le tableau laisse un goût amer de magouille démographique et de manipulation politicienne. Car si les chiffres ne mentent jamais, encore faut-il ne pas les torturer.

RGPH-2 vs RGPH-3 : une croissance… trop ciblée

À la loupe, la comparaison avec le recensement de 2009 (RGPH-2) est tout simplement édifiante. La région capitale, Djibouti-ville, passe de 475 322 à 776 966 habitants : un bond de +63,50 % en 14 ans. Soit une croissance annuelle moyenne de 3,4 %, supérieure à la moyenne nationale (3,3 % annoncée depuis 1983).

Mais alors, où est le hic ? Il est dans les régions de l’intérieur. Voyez plutôt :

Autrement dit, les regions historiquement afares reculent fortement, alors que la capitale explose. Dikhil et Tadjourah perdent respectivement 22 000 et 26 000 habitants. Comment expliquer une telle dégringolade ? Une épidémie ? Un tremblement de terre ? Un exode de masse ? Rien de tout cela. Officiellement, rien n’a justifié cette hémorragie. Sauf si l’on accepte l’hypothèse taboue mais bien connue à Djibouti : la politique ethno-statistique.

Quand les statistiques se nourrissent de tribalisme

Dans un pays où le partage du pouvoir, des ressources et des postes se fait selon des équilibres tribaux, le recensement n’est pas un outil neutre. Il est une arme. Depuis l’indépendance, les Afars dénoncent la sous-estimation chronique de leur population.

Sous ses airs techniques, le RGPH-3 joue donc une partition connue : enterrer les régions dans des statistiques au rabais, pour mieux les marginaliser ensuite dans les décisions nationales.

Même la croissance naturelle ne suit pas. Selon les chiffres du RGPH-2, la région de Dikhil comptait près de 89 000 habitants. En 15 ans, elle aurait donc perdu plus de 22 000 personnes, alors que la natalité nationale reste élevée, autour de 2,8 % selon la Banque mondiale. Le calcul ne tient tout simplement pas.

L’IPC, témoin gênant d’une autre réalité

Comme souvent, ce sont les organismes indépendants ou internationaux qui rappellent à l’ordre. Dans son rapport trimestriel d’avril à juin 2024, l’Integrated Food Security Phase Classification (IPC) — outil de la FAO — a dressé une cartographie détaillée de l’insécurité alimentaire à Djibouti. Selon ses données, la population résidente se répartit comme suit : Djibouti-ville (779 895), Tadjourah (109 475), Dikhil (106 942), Obock (73 975), Ali-Sabieh (46 551) et Arta (36 950).

L’étude, fondée sur des enquêtes de terrain menées auprès des populations rurales, pastorales et périurbaines, estime que plus de 160 000 personnes vivent en situation d’insécurité alimentaire aiguë, dont plus de 40 000 rien que dans la région de Tadjourah.

Problème : cette estimation contredit frontalement les chiffres de l’INSTAD. L’IPC, en intégrant notamment les populations pastorales, les nomades et les villages périphériques, donne une image plus réaliste et plus humaine du pays.

Un recensement à visée électorale ?

L’objectif semble clair : ajuster la carte démographique au service d’une stratégie électorale. La capitale gonflée permet de justifier une répartition plus “urbaine” des circonscriptions et des investissements publics. Les régions “vidées” deviennent secondaires, abandonnées au nomadisme et à la précarité.

Dans un pays où les législatives se gagnent au gré de quotas, de sièges communautaires et de clientélisme, le recensement devient une arme électorale massive. Minorer les Afars, c’est conforter le pouvoir d’un régime dominé par un noyau dur issa, dont l’appareil d’État ne se prive pas de se reproduire à l’identique.

La nécessité d’un audit indépendant

À ce stade, un audit indépendant du RGPH-3 est indispensable. D’autant plus que la Banque mondiale et l’UNFPA, partenaires du recensement, n’ont pas encore publié de validation officielle des résultats finaux.

Dans un État où la transparence reste le parent pauvre de la gouvernance, il est temps de réclamer des comptes. Des données fiables, transparentes, participatives, sont une condition essentielle pour des politiques publiques justes et inclusives.

Le RGPH-3 avait l’ambition de « collecter des données fiables jusqu’aux plus petits échelons géographiques ». Il semble plutôt avoir confirmé que, dans la République de Djibouti, plus on descend dans les marges, plus on gomme ce qui gêne.

À force de manipuler les chiffres, le pouvoir se fabrique une carte sur mesure. Mais il oublie une vérité simple : les peuples, eux, ne disparaissent pas avec un trait de plume. Ils se souviennent. Et parfois, ils se réveillent.

Sources :

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