Par-delà la flore, la stratégie du pouvoir
L’annonce, en 2025, de la reconnaissance par l’UNESCO des sites de Godoria, des Sept Frères et de Ras Siyan comme réserve de biosphère a été saluée par les autorités djiboutiennes comme un « tournant historique » pour la nation. L’expression, reprise en boucle par la presse officielle, a le mérite d’être performative : elle crée l’événement avant même d’en définir la portée. Car, au-delà de l’exaltation écologique, il s’agit ici d’une mise en scène du pouvoir un épisode supplémentaire dans la longue dramaturgie du symbolique qui caractérise la gouvernance djiboutienne.
Les réserves de biosphère, faut-il le rappeler, ne sont pas de simples sanctuaires naturels : elles incarnent une articulation entre environnement, culture et société. Elles supposent donc, en théorie, une reconnaissance des communautés locales comme actrices de la préservation de leur territoire. Or, dans le cas djiboutien, cette reconnaissance arrive dans un contexte éminemment politique, où la nature semble convoquée pour colmater les fractures identitaires plutôt que pour protéger les écosystèmes.

Du Xeer Cisse au Madqa : la fabrique du ressentiment
Pour comprendre l’effet politique de cette reconnaissance, il faut revenir à 2024, année où l’UNESCO inscrivait le Xeer Cisse, le droit coutumier somali issa, au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Cette consécration, célébrée comme un succès national, fut aussi vécue comme un camouflet par les Afars, dont le Madqa, droit coutumier Afar, avait été proposé sans succès des années auparavant.
La symbolique fut d’autant plus violente qu’une vidéo, circulant dès 2023, montrait Houmed Barkat, personnalité respectée du sultanat de Tadjourah, dénonçant l’éviction du Madqa et, plus largement, la marginalisation culturelle des Afars. Dans un pays où la mémoire collective reste un terrain sensible, cette mise à l’écart prit la forme d’une blessure politique.
Pour y répondre, le régime annonça, dans une hâte pleine de bonnes intentions, son désir de « rééquilibrer » la situation en soutenant l’inscription future du Madqa. L’initiative fit grand bruit, avant de disparaître avec la discrétion d’un décret sans budget.
Le vert pour apaiser le bleu : écologie compensatoire et politique du symbole
C’est dans ce climat d’irritation contenue qu’émerge, presque miraculeusement, la reconnaissance de ces réserves de biosphère, situées pour l’essentiel dans les zones afars. Hasard heureux, diront certains ; rattrapage opportun, diront les autres. La temporalité, comme souvent à Djibouti, a le sens de la convenance politique.
Car, en vérité, cette reconnaissance n’a rien d’innocent. Elle opère comme une substitution symbolique : à défaut d’accorder la reconnaissance culturelle (trop risquée, trop chargée politiquement), on concède la reconnaissance écologique. L’un parle du droit et de la mémoire ; l’autre, des paysages et de la biodiversité. Et pourtant, dans les deux cas, il s’agit de territoires de sens, d’espaces où s’inscrit l’identité.
Le pouvoir djiboutien a compris qu’on peut réparer un affront culturel par un trophée environnemental, du moment que l’étiquette porte le sceau de l’UNESCO. Une diplomatie verte, en somme où la nature devient un instrument de pacification symbolique. La biodiversité fait ici office de lot de consolation pour une communauté blessée, tout en offrant au régime l’occasion de réaffirmer son image d’État moderne et écologiquement vertueux.
La nature au service du récit national
Sous couvert de préservation de l’environnement, l’État réécrit en réalité une géographie politique du mérite : les uns auront la culture, les autres la nature. Les premiers célèbrent leur droit coutumier reconnu ; les seconds, leur territoire sanctuarisé. L’équilibre est parfait, du moins en apparence.
Car cette écologie de façade ne dit rien de l’essentiel : la reconnaissance de l’altérité politique. Elle évite soigneusement la question du partage du pouvoir, de la représentation et de la justice historique. En sacralisant le désert et la mangrove, on détourne l’attention du déséquilibre institutionnel qui perdure.
Le procédé n’est pas nouveau. Il s’inscrit dans une tradition postcoloniale de gouvernement par le symbole, où la reconnaissance internationale vaut politique nationale, et où la diplomatie culturelle remplace la réforme structurelle. Djibouti, petit État mais grand stratège du narratif, excelle dans cet art de la substitution.



